Réflexions sur le balancing

L’équilibrage des jeux compétitifs est un sujet polarisant. Les développeurs comme les joueurs déchirent leur chemise sur Internet pour démontrer que tel personnage ou telle mécanique est brisé, que telle stratégie doit être nerfée, que ce jeu-là est mal balancé, etc. Si la communauté a accès à des statistiques, certains de leurs membres les disséqueront pour faire valoir leurs arguments. Le débat semble donc quitter l’espace des opinions pour tomber dans les « faits ». On s’embourbe davantage et on perd de vue la question fondamentale: après tout, qu’est-ce qu’un jeu bien équilibré?

Tout au long de cet article, je ferai référence à « l’équilibrage », au « balancing » ou aux « réglages » de façon interchangeable. Ces expressions font toute référence à la même chose, c’est à dire l’exercice de finition réalisé par les développeurs afin de régler au quart de tour les systèmes de leur jeu. Il s’agit par exemple d’augmenter la vie de tel ennemi, de diminuer les dégâts de telle arme, de changer le prix de tel item ou le temps de recharge d’une habilité de personnage. Ce sont donc les nombreuses décisions mineures dont la somme fait émerger une expérience unique. De nos jours, les développeurs sérieux se livrent à de l’équilibrage en continu, observant comment les joueurs interagissent, sollicitant leur feedback et réagissant avec des ajustements rapides à déployer.

C’est un sujet qui me tient à cœur et je trouve qu’il est souvent malmené, autant chez les joueurs que les développeurs mêmes. Je veux partager quelques réflexions et ainsi, peut-être, aider des concepteurs à mieux maîtriser le sujet.

Réflexion #1: un jeu équilibré n’est pas forcément amusant

Rappelons-nous l’essentiel: un jeu équilibré n’est pas forcément amusant. Par exemple, bien que Roche-papier-ciseaux soit parfaitement équilibré, on ne pourrait conclure qu’il soit parfaitement amusant. On pourrait donc croire que l’équilibrage n’est pas une condition suffisante mais bien plutôt une condition nécessaire à l’émergence d’un système amusant mais même cette affirmation est suspecte.

Marvel vs. Capcom 2

Il n’y a pas de jeu qui exemplifie mieux cette ambiguïté que Marvel vs. Capcom 2. Ce jeu de combat culte est légendaire grâce à deux choses contradictoires: d’une part, sa scène compétitive passionnée et de l’autre, sont système de jeu complètement déséquilibré. Seule une infime partie de son très vaste éventail de personnages est viable compétitivement et pourtant, peu importe à quel point le jeu est brisé et débalancé, il est également adoré. Ses fans raffolent de son rythme frénétique, de la profondeur des interactions possibles et du grand degré d’expressivité que ses systèmes leur permettent. On pourrait dire que Marvel vs. Capcom 2 est tellement brisé et tellement mal balancé que, d’une étrange manière, ils ont bouclé la boucle et que le jeu est redevenu bien balancé! Est-ce un phénomène de « So Bad it’s Good »? Pas forcément, l’exemple illustre tout simplement que si un jeu est amusant, les joueurs vont s’approprier son système de règles même s’il est déséquilibré.

Super Smash Brothers Melee est un autre exemple du même phénomène: plutôt que se plaindre du système de mouvements complètement brisé, les joueurs l’ont maîtrisé et firent émerger des techniques avancées et un jargon opaque – désormais, le « Wave Dashing » fait partie intégrale des platform fighters modernes malgré que cette technique fût entièrement accidentelle.

Super Street Fighter 4

Nemesis 2 au Foonzo, photo d’archives 😛 Y faisait chaud!

Pour compléter, j’ai un contre-exemple intéressant avec Super Street Fighter 4 qui prend tout son sens lors d’un tournoi à Montréal auquel je participais. C’était une belle époque: les jeux de combat étaient en pleine renaissance, SSF4 était considéré comme un excellent jeu bien balancé et nous voilà rassemblés à Montréal dans le sous-sol bondé du Foonzo. C’est la grande finale, Dieminion vs. JS Master, USA vs. Canada, l’ambiance est électrique lorsque leur match est annoncé: Guile vs. Guile. Pas juste un match miroir, mais un match miroir extrêmement défensif. Chaque round se rend jusqu’au timeout. Les joueurs nous offrent une performance incroyable mais, peu à peu, l’excitation s’éteint… Une succession de matchs défensifs, hermétiques… Ce n’est finalement pas si intéressant à regarder. La grande finale se conclue donc avec des joueurs et des spectateurs exténués. Super Street Fighter 4 avait beau être « bien balancé »: en permettant aux joueurs même les plus défensifs de connaître autant de succès que les joueurs agressifs, la réalité est que le jeu défensif n’est tout simplement pas si amusant que ça. Pas étonnant que les jeux de combat modernes favorisent désormais l’offensive, cela offre une expérience plus dynamique et amusante. Avec SSF4, nous avons donc un exemple d’un exercice d’équilibrage « bien réalisé » qui a finalement nuit au plaisir.

Ce qui est important à retenir de ces deux exemples est ceci: l’équilibrage doit être subordonné au plaisir, pas l’inverse.

Réflexion #2: un jeu s’équilibre pour supporter une vision créative

Quand vient le temps de régler nos valeurs de système, il faut le faire pour qu’émerge l’expérience que l’on désire. Ce principe semble évident mais sous-entend quelque chose d’important: il y a quelque chose de subjectif et de créatif dans l’équilibrage. Comment juger si telle attaque, telle stratégie ou tel ennemi sont trop forts ou faibles? Aucun outil d’analyse ne peut, hors contexte, conclure qu’un équilibrage est réussi – il faudra toujours revenir à l’intention originale.

Je me souviens encore, il y a de ça plus de douze ans, je travaillais chez Sarbakan et le studio était épris d’un engouement pour DOTA2. On y jouait tous les midis et on discutait abondamment de la balance du jeu. Je me souviens particulièrement bien d’un collègue qui râlait très fort comme quoi le jeu était complètement pêté et débalancé – jusqu’à arrêter d’y jouer, enragé. Quand on en discutait, l’exemple qu’il reprenait était le personnage de Windrunner, une archère. Elle pouvait décocher un tir puissant traversant plus d’une longueur d’écran. Il était donc possible de se faire toucher par sa flèche sans même voir d’où elle provenait. Pouvoir être touché par des attaques lancées par des personnages hors de son champ de vue était, selon lui, l’exemple qui prouvait que le jeu était débalancé et injouable.

DÉGOUTANT

J’étais intrigué par sa perspective car je ne la partageais pas. Ma rétorque était que l’attaque pouvait être anticipée, qu’elle s’ajoutait sur notre charge mentale lorsqu’on affronte Windrunner mais qu’elle demeure difficile à utiliser adéquatement. En fait, le joueur de Windrunner devait, lui aussi, faire preuve d’un bon sens du jeu pour réussir à toucher à l’aveugle un adversaire si loin de son personnage. Cette attaque est polarisante. D’une part, la victime se sent lésée et de l’autre, l’attaquant peut jubiler quand il réussit un tir miraculeux.

Cette situation cachait une vision créative que partageait les créateurs de DOTA. Une approche power-fantasy first, où le sentiment de puissance et de gratification de celui qui réalise un bon coup est supérieur à la frustration ou au désespoir de ceux qui le subisse. Si on s’attarde aux autres personnages du jeu, on constate que leurs habilités ont presque toutes ce biais implicite.

Pour en revenir à mon collègue frustré. Son erreur était de blâmer l’équilibrage du jeu comme s’il s’agissait d’un défaut de fabrication. Il était donc présomptueux en prétendant que les créateurs n’avaient pas vraiment réalisé le jeu qu’ils avaient en tête. En insistant sur le balancing du jeu, il s’est ainsi privé d’en comprendre les rouages et de devenir un meilleur joueur. Dans cette perspective égocentrique, il a fantasmé un DOTA2 « mieux balancé » dans lequel il gagnerait assurément. Il a ainsi continué à jouer en étant éternellement frustré – à notre grand dam car nous étions ses coéquipiers.

Il propageait ainsi son discours sans vraiment comprendre l’intérêt du jeu tel qu’il était. À en juger ce qui se disait à l’époque online, il n’était pas seul non plus. On arrive donc à une intersection intéressante du débat. À quel moment peut-on simplement arrêter de discuter du balancing et admettre qu’un jeu n’est simplement pas fait pour nous? Que la vision créative réalisée par les développeurs ne nous rejoint pas? À quel moment peut-on arrêter de parler des intentions des développeurs et invoquer la mort de l’auteur pour faire triompher son propre jugement? Je ne crois pas pouvoir répondre à ces questions aujourd’hui mais je peux sans doute mieux expliquer mon point: faisons preuve d’une plus grande prudence et d’une certaine humilité quand vient le temps de parler de balancing. Commençons par rester ouverts à ce qui nous est présenté avant de tenter d’imposer notre jugement.

Réflexion #3 – L’équilibrage ne passe pas par des chiffres équilibrés

Puisque le problème du balancing est un exercice de nombres et d’analyse, on pourrait naïvement croire qu’il peut être objectivement résolu. Je me souviens d’un petit projet chez Sarbakan qui était essentiellement un jeu mobile où les joueurs concevaient des robots de combat. Une fois construits, les joueurs lançaient leurs robots les uns contre les autres et assistaient à des combats automatisés.

L’équipe avait développé un outil très puissant qui permettait de simuler des milliers de matchs entre des robots aléatoirement construits et obtenir des résultats quant aux robots les plus performants. Leur objectif était d’utiliser la force statistique pour valider leur équilibrage, une très bonne initiative. Malheureusement, cet accès à du big-data est devenu un leurre. Les concepteurs se sont mis à la recherche du « balancing parfait » et voulaient s’assurer que chaque robot ait une chance de gagner dans leurs tournois virtuels. Ils ont complètement rééquilibré leurs systèmes pour que chaque participant ait un taux de victoire se rapprochant de 50%. Cette approche les réconfortait: ils avaient un but objectivement mesurable! En effet, si chaque robot gagnait et perdait 50% du temps, c’est que le système était objectivement bien balancé, non?

Cette quête d’équilibre mena à de grands bouleversements. Par exemple, le système d’énergie fut entièrement repensé. Les robots avaient tous une réserve d’énergie limitée. Cette énergie servait à installer des pièces aux pouvoirs variés. C’était aux joueurs à prendre des décisions quant à leur sélection de pièces. Un joueur inattentif pouvait se retrouver avec des points d’énergie inutilisé. Leur robot était donc sous-optimal et perdait plus souvent que les autres. Jugeant cela mal balancé, les concepteurs imaginèrent une nouvelle règle: chaque point d’énergie inutilisé augmenterait les performances du robot. Ainsi, un robot équipé d’une seule arme pouvait rivaliser avec un autre disposant d’un véritable arsenal. En plus d’être contre-intuitive, cette nouvelle règle nécessitait une refonte des interfaces qui devenaient de plus en plus compliquées.

Quand on s’attarde à l’expérience des joueurs, il est évident que c’était une mauvaise idée mais, rappelez-vous, l’équipe utilisait un outil abstrait pour guider leurs choix. L’expérience du jeu en souffrait donc beaucoup. Les concepteurs avaient mis tant d’énergie à atteindre leur objectif du 50/50% qu’ils avaient négligé le concept de base du jeu: la création et l’optimisation de robots de combat. C’était rendu qu’un robot à qui on n’avait même pas donné d’armes réussissait à vaincre ses rivaux graciés du meilleur équipement. Pis encore, le modèle d’affaire tournant autour du pay-to-win et les « pièces premium« , achetées avec du véritable argent, n’étaient pas plus efficaces que toutes les autres. Dans leur recherche « d’équilibre des chiffres », les concepteurs avaient donc ruiné l’expérience qui était devenue incompréhensible.

L’anecdote ainsi résumée peut paraître absurde mais elle témoigne de notre propension à vouloir uniformiser, symétriser et ordonner des valeurs. Il est facile de vouloir se réfugier dans quelque chose « d’objectif » plutôt que de réfléchir rigoureusement à l’expérience réelle qui émerge de notre travail d’équilibrage.

Dans notre travail, il arrive souvent que l’on travaille dans des tableurs. Cette vue est utile pour modifier rapidement une multitude de chiffres mais il faut éviter de tomber dans le piège du « designer excel »: de jolis chiffres dans un tableau ne mènent pas nécessairement à une expérience amusante pour le joueur.

Whew!

Voilà qui est tout pour aujourd’hui. Je m’étais pris beaucoup plus de notes mais je crois que l’article est déjà assez long comme ça. Y’aura une prise #2!

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