L’empoisonnement compétitif

J’ai la chance de faire partie d’une petite communauté de fans de jeux de combat dont les membres ont à cœur la bonne entente, l’inclusivité et le maintien d’un rapport sain avec le hobby. Par sain, j’entends d’éviter de faire du gatekeeping ou de juger le talent de ses pairs. L’objectif est de promouvoir un environnement où l’on se sent libre d’apprécier les jeux de combat sans pression de performance. Pourtant, malgré toute notre bonne volonté, il m’arrive de constater combien il est facile de glisser vers des attitudes toxiques face à ces jeux et, plus largement, avec la compétition. À défaut d’un meilleur nom, j’appellerai ça l’empoisonnement compétitif.

Ce phénomène, il se constate chez les personnes qui n’ont même plus l’air d’apprécier leur hobby, qui semblent obsédées par la victoire et donc la seule importance semble être la performance à tout prix. Peut-être certains d’entre eux caressent même secrètement le rêve de devenir athlète ESport ou, en tout cas, de se comporter comme tel. Pourtant, cette attitude nuit grandement à leur développement. Sans le savoir, ces joueurs ont bu la ciguë du ESport. J’ai le goût aujourd’hui d’explorer les symptômes de cet empoisonnement. Ayant moi-même déjà fait partie de ses victimes, j’espère que ces réflexions permettront à certains d’examiner leur propre rapport avec le hobby et d’éviter le tomber dans le même piège qui a failli m’engloutir!

Mise en contexte

Mais d’abord, un peu d’introspection. Pourquoi ai-je commencé à jouer aux jeux de combat? J’accumule déjà plus de quinze ans d’expérience à tirer des Hadoukens et à organiser des évènements et je ne crois pas m’arrêter de sitôt (j’ai d’ailleurs un peu écrit sur le sujet ici). Mais sans ambages, j’ai commencé à jouer à ces jeux parce que j’étais charmé par l’idée toute simple de casser la gueule (virtuellement) à mes amis et collègues. Puis, j’ai accroché sur la profondeur des mécaniques, la diversité des stratégies, l’expression personnelle qu’elles permettent et finalement sur le sens réel de camaraderie qui se développe autour d’un genre qui se veut paradoxalement ultra-compétitif. Les jeux de combat ont toujours été une manière de connecter avec d’autres personnes aussi passionnées de jeux vidéo, intéressées par le désir de s’améliorer et par la saine rivalité qui nous tire vers le haut.

Heureusement, la majorité des débutants qui plongent dans l’univers de la FGC semble être animée du même désir. Cela dit, avec le temps, j’ai vu naître une nouvelle classe de joueurs qui entretiennent un drôle de rapport avec le jeu. Ils sont anxieux, gênés, ils ne peuvent pas tolérer de perdre et pourtant ne jouent que si peu pour s’améliorer. Ils sont opiniâtres, à en devenir des gérants d’estrade, mais leurs propos manquent de substance ou sont carrément faux. Ce sont eux qui, compétitivement empoisonnés, croient que la seule manière de jouer est celle des professionnels. Regardons un peu plus comment ils se comportent.

L’idéalisation du « bon jeu »

Tout d’abord, ces joueurs semblent avoir une conception idéalisée de ce qu’est « bien jouer ». Leurs idées préconçues proviennent de leurs recherches sur Internet, de threads Reddit, d’écoute de tournois de haut niveau ou de tutoriels YouTube aux titres clickbaits. Ces joueurs tenteront naïvement d’analyser leur jeu à-travers la lentille ultra-performante des compétiteurs internationaux et perdront toute perspective sur leur propre niveau et celui de leurs adversaires.

Le cas du reversal Invincible

Un exemple classique sera d’insister à quel point masher un reversal invincible est une « mauvaise technique que seuls les scrubs utilisent ». Ce genre d’opinion est livré de façon péremptoire, tel un axiome auquel déroger ferait immédiatement de nous un mauvais joueur.

Le Shoryuken, technique de terroriste depuis SF2

D’accord, attaquons-nous à cette idée. Un shoryuken en reversal, c’est puissant. Ça permet de renverser la pression et de potentiellement reprendre le contrôle d’un round. Mieux encore, un super en reversal peut surprendre un adversaire confiant et le faire perdre sur le champ! Quand on « mash le reversal », on fait la motion de l’attaque à répétitions dans l’espoir qu’elle sorte dès qu’une ouverture se crée dans l’offensive ennemie. Puisque la technique manque de finesse, certains joueurs la considèrent comme déshonorable. Pourtant, même les plus grands tels que Daigo Umehara avouent qu’ils vont masher à l’occasion. Alors pourquoi est-ce considérée une mauvaise technique si même les meilleurs l’utilisent? Tout est question du calcul risque/bénéfice. Masher un reversal, c’est facile à exécuter. Si l’adversaire l’anticipe, il peut parer l’attaque et punir le reversal avec une contre-attaque. À haut niveau, cette contre-attaque peut être foudroyante! C’est d’ailleurs ce que vous constaterez en écoutant des tournois où un joueur désespéré, craquant sous la pression, tente un reversal invincible contre son adversaire qui, en contrôle, aura déjà préparé sa contre-attaque pour rafler la victoire dignement.

Bon, revenons à nos joueurs débutants à l’esprit empoisonné. Puisqu’ils regardent avec attention ces tournois pour apprendre, ils comprendront rapidement que de masher le reversal est une mauvaise idée et se priveront de le faire. Pis encore, ils conseilleront leurs amis d’en faire autant! L’idée suffit de s’installer ainsi et on se retrouve avec un groupe de joueurs débutants qui n’utiliseront jamais un reversal mashé. L’idée est devenue un dogme, et on a oublié pourquoi il est dangereux de masher un reversal: car on s’expose à une contre-attaque. Pourtant, cette punition n’est pas une fatalité. Au contraire, il faut que votre adversaire soit en mesure de la réaliser et il est bien plus difficile de réaliser un combo optimal en punition! On peut donc déduire que le risque est fonction du niveau de votre adversaire. Si vous êtes débutant et que vous faites face à un autre joueur de votre niveau, incapable d’exécuter des combos, masher un reversal devient surpuissant!

C’est donc là que l’on observe toute la naïveté du joueur qui, s’obstinant à « bien jouer » se refuse d’utiliser une technique qui serait, au contraire, très adaptée à son niveau. Plus dramatique encore, s’il perd face à un joueur qui utilise cette technique, il pourra balayer la défaite du revers de la main et maintenir qu’il est le meilleur joueur malgré tout puisque l’autre n’a fait que « masher son maudit shoryuken toute la game ». On voit donc le mécanisme mental qui empêchera ce joueur de s’améliorer et qui pourrait même mener à son abandon.

Il y a plusieurs autres idées reçues en circulation qui trahissent le même schéma de pensée:

  • « Tu sautes trop, dans les jeux de combat, sauter est toujours une mauvaise idée ».
  • « Tu utilises trop de gimmicks, tu vas devenir un one-trick-pony ».
  • « T’a juste gagné parce que tu as été chanceux que ton reversal super passe ».

Par rapport à ces idées, je rétorquerai toujours la même chose: si la technique fonctionne à ton niveau, utilise-la jusqu’à ce qu’elle ne fonctionne plus. À ce moment, tu chercheras d’autres solutions. Heureusement, les techniques que tu auras acquises te serviront dans le futur si tu rencontres des joueurs de niveau inférieur contre lesquels des techniques plus raffinées ne sont pas nécessaires ni même avisées.

L’obsession des Tier-Lists

ÇA FAIT TROIS ANS QUE J’Y PENSE PIS JE CROIS AVOIR TROUVÉ LE BONHOMME QUE JE VAIS JOUER

Le choix de personnage dans un jeu de combat fait partie de l’expérience. On les choisit pour leur style de jeu, leur personnalité et une foule d’autres raisons. Les joueurs empoisonnés auront tendance à court-circuiter ce processus en se référant aux fameuses tier-lists, ultra populaires sur les réseaux sociaux. Ils veulent une réponse prémâchée à une question intemporelle: « avec quel personnage ai-je le plus de chance de gagner? »

Je n’ai rien contre les tier-lists. En fait, je les aime bien! Partager ou créer une tier-list c’est amusant. Discuter de celle créée par un joueur de renom peut nous faire voir tel ou tel personnage sous un regard nouveau, nous faire mieux comprendre le méta actuel ou juste nous permettre de taquiner un rival avec son personnage considéré comme trash par la communauté. Quoiqu’il en soit, ces listes ne demeurent qu’un outil subjectif parfois crées à la hâte sans trop de vraies réflexions. Il est parfois surprenant de voir des tier-lists sortir avant même le jeu lui-même! Inutile de dire, donc, qu’il faut les prendre avec un grain de sel. Et pourtant, certains joueurs décideront malheureusement de ne se fier qu’à elles pour choisir leur personnage. « Just pick a top-tier », comme disait le vieux sage.

Encore une fois, cette attitude est naïve. Un personnage considéré comme « top-tier » n’est pas nécessairement le meilleur choix. D’abord, il peut être extrêmement difficile à jouer, son plein potentiel n’étant disponible qu’aux joueurs de grande expérience (ex: Yun SF4:AE). Puis, il peut tout simplement être plate ou désagréable à jouer (ex: Necalli de SF5)! Son statut de « top-tier » peut également changer avec le temps, soit parce que la communauté s’était trompée à son sujet, soit parce que des patchs d’équilibrage l’auront trop affaibli (ex: Percival de Granblue Versus). Finalement, et de façon plus importante, peut-être que vous n’aimerez même pas le personnage et que vous vous condamnerez ainsi au déplaisir! Bref, se fier à des tier lists, c’est un piège. Méfiez-vous des joueurs qui justifient leur récent changement de personnage par: « Ouin, je perdais trop parce que je jouais un low-tier alors j’ai décidé de switch pour Modern Marisa ».

Il est important de marteler l’importance de jouer un personnage qui nous plait et de dédramatiser le choix d’un « main« . C’est la meilleure manière de s’assurer qu’un joueur continue à s’investir dans le hobby. J’ai déjà vu un joueur débutant croyant être inepte car il n’arrivait pas à gagner malgré son personnage top-tier. Mais ce n’est pas ça le pire, j’ai aussi déjà vu des joueurs abandonner à l’écran de sélection de personnage, tétanisé devant autant de choix et croyant, à tort, qu’il y en avait qu’un seul de bon.

Apprendre à jouer des personnages fait partie du plaisir des jeux de combat. Certains seront fidèles au même personnage jusqu’à la fin, d’autres butineront constamment, préférant la variété. La sélection d’un personnage ne devrait pas être source d’anxiété mais ça l’est pour certains et c’est un autre symptôme d’empoisonnement compétitif.

La gêne de jouer

L’effet parfois le plus pervers de ce phénomène est sans doute celui qui nous empêche même de jouer avec ceux qui en sont victimes. À force de côtoyer des joueurs d’expérience, d’écouter des tournois ou d’enchaîner les heures de tutoriels YouTube, certains débutants développeront une gêne face à leur jeu. Ils iront même jusqu’à croire que leur niveau est inacceptable et qu’ils ne méritent donc pas de jouer avec les autres.

Inutile d’expliquer comment ce repli sur soi empêche l’amélioration et mène plus souvent qu’autrement à l’abandon du hobby. Grâce à l’Internet, nous sommes plus que jamais exposés à du jeu de gros calibre. Toutefois, cette omniprésence de l’excellence n’est pas toujours positive pour les joueurs débutants qui, ne se comparant qu’aux meilleurs, croiront finalement que les jeux de combat ne sont pas faits pour eux.

Prenons un instant pour nous rappeler que tout cela n’est que du jeu. Si la pression de performance est trop forte, prenons un pas de recul pour nous rappeler que notre amour du hobby ne tient pas à notre classement sur CFN mais bien au plaisir de jouer, de s’améliorer à notre rythme et à vivre ce cheminement en communauté! Reprenez vos fightsticks pis allez masher un shoryuken ou deux dans la face de vos amis!